51

Debout sur le trottoir, un petit paquet enveloppé dans du papier kraft sous le bras, Pendergast regardait d’un air songeur les lions majestueux gardant l’entrée de la Bibliothèque municipale de New York. Manhattan venait d’essuyer une grosse averse, et les phares des taxis et des autobus se reflétaient dans les flaques d’eau sur la chaussée. Pendergast leva les yeux sur la façade solennelle du bâtiment, avec ses colonnes corinthiennes monumentales. Il était 9 heures du soir et la bibliothèque avait fermé ses portes depuis longtemps, libérant son lot habituel d’étudiants et de chercheurs, de touristes et de poètes en mal d’éditeur.

Il jeta un dernier coup d’œil autour de lui avant de grimper lentement les marches, son petit, paquet sous le bras.

Il frappa doucement à une petite porte en bronze sur le côté. L’huis s’entrebâilla aussitôt et Pendergast distingua en contre-jour la silhouette de l’un des gardiens de la bibliothèque, un grand garçon musclé avec des cheveux blonds coiffés en brosse. Il tenait à la main un exemplaire du Roland furieux de l’Arioste.

— Bonsoir, inspecteur, dit-il. Comment allez-vous ?

— Très bien, mon ami, je vous remercie. Alors, poursuivit-il en désignant le livre, qu’en avez-vous pensé ?

— Un ouvrage remarquable. Merci encore de vos conseils.

— Si ma mémoire ne me trompe pas, il me semblait vous avoir suggéré la traduction de Bacon.

— Oui, mais Nesmith du département microfilms en avait un exemplaire, et les autres ont été prêtés.

— Rappelez-moi de vous en faire parvenir un autre.

— Je n’y manquerai pas, inspecteur. Merci beaucoup.

Pendergast fit un petit signe de tête au jeune gardien et traversa le hall d’entrée avant de monter les marches du grand escalier de marbre. Le bruit de ses pas se répercutait dans le silence du bâtiment. Arrivé au seuil de la pièce 315, la Grande Salle de lecture, il marqua un temps d’arrêt. Plusieurs rangées de tables en bois fatiguées par le temps s’étalaient sous la lumière tamisée de plafonniers protégés par des abat-jour. Pendergast se dirigea vers le comptoir de bois sombre derrière lequel les employés de l’établissement prenaient habituellement les commandes avant de les transmettre aux magasiniers à l’aide de tubes pneumatiques. En dehors des heures d’ouverture, la pièce était vide.

Pendergast passa de l’autre côté du comptoir et se dirigea vers une petite porte, dissimulée entre deux monte-charge. Il l’ouvrit et descendit les escaliers qui s’ouvraient devant lui.

Sous la Grande Salle de lecture se trouvaient pas moins de sept niveaux de magasins. Les six premiers, très bas de plafond, étaient quadrillés de rayonnages parallèles couverts de livres. En avançant entre les rangées de livres, dans une odeur de poussière et de vieux papier, Pendergast se sentait étrangement bien, au point d’oublier sa blessure à la poitrine et l’affaire qui l’obnubilait depuis des semaines. Chaque étagère évoquait pour lui des souvenirs précieux, des découvertes littéraires qui lui avaient souvent permis d’éclaircir bien des mystères.

Mais l’heure n’était pas à la nostalgie, et Pendergast accéléra le pas avant d’arriver à un petit escalier s’enfonçant au cœur du bâtiment.

Quelques instants plus tard, il parvenait enfin au septième et dernier niveau. Contrairement aux étages supérieurs, méticuleusement disposés selon des normes bien précises, celui-ci brillait par son désordre, dans l’enchevêtrement d’un labyrinthe indescriptible d’allées en cul-de-sac et de rayonnages épars. En dépit de la rareté des collections stockées dans ce lieu intemporel, personne n’y pénétrait jamais ou presque. Il régnait entre ces murs une atmosphère confinée que nul ne semblait jamais devoir troubler, à l’image des ouvrages entreposés là.

À peine arrivé au pied de l’escalier, Pendergast tendit l’oreille et un petit sourire étira ses lèvres en reconnaissant le murmure des colonies d’insectes papivores.

Un autre bruit venait interrompre ce repas pantagruélique à intervalles irréguliers. Snip.

D’un pas sûr, Pendergast se dirigea vers l’endroit d’où venait le bruit, contournant plusieurs rangées d’étagères disposées en lignes brisées.

Snip. Snip.

Le bruit était tout près maintenant, et Pendergast ne tarda pas à apercevoir un rond de lumière : une forte lampe, identique à celles que l’on trouve dans les cabinets de dentistes, inondait une longue table en bois. Divers outils encombraient l’un des côtés de la table : une seringue, une grosse bobine de ficelle, une paire de gants de coton blanc, un couteau de relieur et un tube de colle. Un peu plus loin reposait une pile d’ouvrages spécialisés : Les Ennemis des livres de William Blades, l’Entomologie urbaine de Walter Ebeling, La Conservation des œuvres d’art sur papier d’Axm Clapp... Sur un chariot à côté de la table, des ouvrages plus ou moins abîmés attendaient sagement que le maître des lieux veuille bien s’occuper d’eux.

Celui-ci était assis de dos, trop préoccupé par son labeur pour prendre le temps de se retourner en entendant arriver Pendergast. De longues mèches blanches lui tombaient sur les épaules. Snip.

Pendergast s’appuya nonchalamment sur une étagère à une distance respectable de l’étrange personnage et frappa trois coups sur un montant métallique.

— On frappe, entendez-vous ? fit le relieur d’une voix haut perchée sans tourner la tête, citant MacBeth. Snip.

Pendergast frappa à nouveau.

— On y va, on y va ! poursuivit l’autre.

Snip.

Pendergast frappa une troisième fois, plus fort cette fois, et l’homme interrompit son travail en poussant un soupir d’agacement.

— Frappe, éveille Duncan ! s’exclama-t-il. Oh, que ne le peux-tu !

Puis il posa délicatement sur sa table une grande paire de ciseaux et l’ouvrage qu’il reliait avant de se retourner.

Ses sourcils broussailleux étaient aussi blancs que sa tignasse, et l’iris de ses yeux, d’un jaune brillant, lui donnait un air de lion sauvage. À la vue de Pendergast, son visage ridé s’illumina d’un sourire qui s’étira encore davantage lorsqu’il aperçut le petit paquet de papier kraft.

— Que je sois changé en statue de sel si ce n’est pas l’inspecteur Pendergast en personne. Le célébrissime inspecteur Pendergast.

L’inspecteur accepta le compliment avec une courbette.

— Vous-même, Wren, comment allez-vous ?

— Fort bien, jeune homme, fort bien. Mais j’ai tant d’enfants à guérir, et si peu de temps pour le faire, fit-il en montrant d’un geste théâtral la pile d’ouvrages sur la petite table roulante.

La Bibliothèque municipale de New York a la réputation d’être un havre d’originaux, mais aucun n’était aussi pittoresque que ce vieux docteur de livres malades dont personne ne savait rien, pas même si Wren était son nom, son prénom ou un pseudonyme. Nul n’aurait pu dire d’où il venait, depuis quand il travaillait là, ni même s’il était officiellement employé par la Bibliothèque municipale. Ne sachant pas où il prenait ses repas, on le soupçonnait de se nourrir exclusivement de colle de poisson et de papier reliure. Personne ne l’avait jamais vu quitter son antre du septième sous-sol où lui seul aurait été capable de retrouver d’une main sûre les trésors qui y dormaient.

Wren observait son visiteur de ses yeux jaunes et vifs.

— Vous n’avez pas l’air dans votre assiette, ce soir, finit-il par dire.

— Comment vous donnerais-je tort ? répliqua Pendergast sans autre explication, ce qui n’eut pas l’air de surprendre pour autant son interlocuteur.

— Voyons donc. Avez-vous trouvé votre bonheur dans... de quoi s’agissait-il, déjà ? Ah oui ! Un vieux plan de la Broadway Water Company, ainsi que des brochures consacrées au quartier de Five Points.

— Parfaitement, et je vous en sais le plus grand gré.

— Quelle merveille m’apportez-vous ce soir, hypocrite lecteur ?

Pendergast s’écarta de l’étagère sur laquelle il s’appuyait depuis le début de leur conversation et prit à deux mains son petit paquet.

— Il s’agit d’un manuscrit d’Iphigénie à Aulis d’Euripide, traduit du grec en latin.

Wren le regardait, impassible.

— Un exemplaire unique, enluminé à la fin du XIVe par les moines de la Sainte-Chapelle. L’une de leurs dernières œuvres avant le désastre de 1397.

Une lueur s’alluma dans le regard du vieil homme.

— Comme vous le savez, cette œuvre a eu le malheur de déplaire au pape Pie III qui la trouvant sacrilège, en a fait brûler tous les exemplaires existants. Celui-ci possède non seulement la particularité d’avoir survécu à cet autodafé, mais également de comporter dans la marge des inscriptions et des illustrations des moines copistes faisant référence au texte disparu du mythique Cook’s Taie de Chaucer, selon la rumeur.

N’y tenant plus, Wren tendit une main avide, mais Pendergast ajouta, serrant le livre contre lui :

— J’aurais souhaité une légère faveur en contrepartie.

— Bien évidemment, fit Wren en retirant sa main.

— Avez-vous entendu parler de la collection Wheelwright ?

Wren fronça les sourcils et secoua la tête, faisant voler ses longues mèches blanches.

— Wheelwright a présidé aux destinées du cadastre de la ville de 1866 à 1894. Il avait la réputation de tout garder, l’amenant par la suite à faire don à la Bibliothèque d’un grand nombre de documents, de circulaires, d’affiches et de journaux divers.

— D’où mon ignorance. Des papiers sans importance, à vous entendre.

— Il a également légué une somme d’argent assez importante à cette institution.

— Ce qui justifierait que ses collections existent encore.

Pendergast approuva.

— Étant donné les circonstances, il est probable que la collection ait fini par atterrir ici, poursuivit Wren.

Pendergast approuva à nouveau.

— Pourquoi vous intéressez-vous à ces papiers, hypocrite lecteur ?

— À en croire les notices nécrologiques publiées à sa mort, Wheelwright travaillait à une histoire des grands propriétaires terriens de la ville de New York lorsqu’il est décédé. Dans le cadre de ses recherches, il avait conservé copie de tous les actes de propriété d’un montant supérieur à mille dollars qui lui étaient passés entre les mains. J’aurais besoin de les examiner.

Wren l’observait d’un air songeur.

— Ouais... Mais alors, pourquoi ne pas vous les procurer auprès de l’Académie d’Histoire de New York ?

— J’ai bien tenté la chose, mais les actes de propriété qui m’intéressent ont mystérieusement disparu. Ceux de Riverside Drive, pour être plus précis. J’ai fait effectuer des recherches à l’Académie, sans succès. Le conservateur était le premier surpris de ces disparitions.

— Et l’on vient voir Wren en dernier recours.

Pour toute réponse, Pendergast lui tendit son précieux colis.

Wren s’en empara goulûment, les yeux brillants. Il tourna et retourna longuement le paquet entre ses mains avant de l’ouvrir à l’aide d’un coupe-papier. Puis il posa le manuscrit avec mille précautions sur la table avant d’enlever le papier à bulles qui le protégeait. Il semblait avoir oublié la présence de Pendergast.

— Je repasserai dans quarante-huit heures pour examiner la collection Wheelwright et reprendre mon manuscrit, fit l’inspecteur.

— C’est un peu court, répliqua Wren sans lever les yeux du manuscrit. Je ne sais même pas si cette collection existe encore.

— Je suis sûr que vous parviendrez à remettre la main dessus.

Wren marmonna des paroles inintelligibles tout en enfilant ses gants de coton. Puis il ouvrit les fermoirs ouvragés du manuscrit et se plongea dans la contemplation des enluminures.

— Wren ?

À la façon dont Pendergast avait prononcé son nom, le vieil homme se retourna.

— Oserais-je vous suggérer de chercher la collection Wheelwright d’abord, et de vous intéresser à ce manuscrit ensuite ? Souvenez-vous de ce qui est arrivé il y a deux ans.

Wren prit aussitôt un air à la fois navré et indigné.

— Mais enfin inspecteur, vous savez bien que je m’occupe toujours de vous en priorité !

Plongeant son regard pâle dans celui de son interlocuteur, Pendergast ajouta :

— Je n’en doute pas.

Puis il disparut comme il était venu.

Wren cligna des yeux et se replongea dans l’examen du manuscrit. Il savait exactement où était rangée la collection Wheelwright. Il lui suffirait d’un quart d’heure pour aller la chercher, ce qui lui laissait très précisément quarante-sept heures et quarante-cinq minutes pour jouir en toute quiétude de ce trésor inestimable.

[Aloysius Pendergast 03] La chambre des curiosités
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